D'où
viennent les inspirations mathématiques des grands savants ? De
visions, disent-ils parfois, dont l'origine semble échapper à la
compréhension. Nul ne personnifie sans doute mieux ces éclairs de génie
que l'Indien Srinivasa Ramanujan (1887-1920). Le film britannique The Man Who Knew Infinity
qui sort en France cet automne relate l'intimité qu'il a pu entretenir
avec les mathématiques et avec les nombres en particulier. Les formules
souvent mystérieuses élaborées par ce mathématicien autodidacte
résonnent encore aujourd'hui et nourrissent une recherche mathématique
très active.
Ramanujan n'a que 13 ans lorsqu'il entreprend ses premiers travaux
sur les sommes géométriques et sur les séries arithmétiques. Deux ans
plus tard, après qu'on lui a montré comment résoudre les équations
cubiques (de la forme x 3 + bx 2 + cx + d = 0), il trouve sa propre méthode pour résoudre les équations du quatrième degré (avec un terme en x 4
en plus), mais échoue à trouver les solutions de celles du cinquième
degré, ignorant que leur résolution n'est pas possible dans le cas
général - ce qui avait été démontré en 1824 par Paolo Ruffini et Niels
Abel.
À la même époque, il découvre un livre rempli de formules
mathématiques. Écrit par G.S. Carr, l'ouvrage contient les résultats
nécessaires au curriculum des Britanniques qui souhaitent passer le
concours d'entrée des universités. En le lisant, il approfondit les
mathématiques et retrouve les formules par lui-même. Grisé par ses
résultats et sa facilité, il entreprend de se consacrer à cette
discipline. Comme il délaisse les autres matières, il échoue aux
examens, ce qui l'empêche d'intégrer l'université de Madras. Malgré cet
échec, il poursuit ses recherches, mais dans des conditions matérielles
difficiles. À cette époque, il travaille sur les fractions continues
(des fractions qui se poursuivent de manière infinie), sur les séries
divergentes et sur les nombres de Bernouilli (suite de nombres
rationnels) notamment. En 1911, il publie ses premiers résultats et des
problèmes dans le Journal of the Indian Mathematical Society.
La particularité de ces publications ? Ramanujan enchaîne les formules
sans une once d'explication. Et c'est bien là l'originalité de ce
mathématicien hors-norme. « Ramanujan est le héros de la formule », s'amuse le mathématicien Bernard Randé, qui lui a consacré un livre (1).
Une formule mathématique est un objet qui condense un certain nombre
de résultats dans une seule égalité. Sans explications, les clés
manquent pour que d'autres personnes comprennent le travail du
mathématicien. L'effort à faire pour pénétrer le sens de l'égalité qu'on
a devant les yeux est alors considérable. Lancées à la figure du
lecteur tels des défis mystiques ou magiques, ces formules intriguent.
ZÉRO DÉMONSTRATION
De multiples raisons concourent à cette absence d'explication.
D'abord, c'est par des formules que Ramanujan s'est initié aux
mathématiques. Le livre de Carr grâce auquel il a appris les
mathématiques comprend 4 448 propositions mathématiques. Un livre de
formules, écrites à la suite les unes des autres et entièrement
dépourvues de démonstrations. Nul doute que ce condensé du savoir
mathématique a eu une influence considérable sur Ramanujan et sur sa
manière de faire des mathématiques. « Pour moi, estime Bernard Randé, la
pensée de Ramanujan est le reflet d'une pensée jacobienne typique du
XIXe siècle, à savoir des calculs formels qui conduisent à des résultats
profonds. On manipule des objets que l'on transpose constamment, qu'il
s'agisse de séries génératrices, de fonctions holomorphes, de suites
d'entiers, de propriétés arithmétiques. Et le plus souvent, ces
manipulations, ces transpositions ne sont pas explicitées. »
Autre raison à l'aridité des formules de Ramanujan : il appartenait à la caste brahmane vishnouite, caste de prêtres. «
En tant que brahmane, la verbalisation de ses résultats, sa manière d'y
arriver, n'était probablement pas nécessaire, ni même souhaitable, estime Bernard Randé. Son
appartenance à la caste de prêtres a été importante pour la
constitution d'un esprit relativement secret qui n'explicite pas. »
Enfin, les aspects pratiques liés à la pauvreté de sa famille ont
également contribué à cette concision. Ainsi, le papier était rare chez
lui, de sorte qu'il écrivait peu, ou alors sur son ardoise qu'il
emportait partout tel un palimpseste utilisable à l'infini. Quand il lui
arrivait de disposer de papier, il écrivait une fois d'une certaine
couleur, puis une deuxième fois sur la même feuille à l'aide d'une autre
couleur, entrelaçant les formules pour économiser la place. Tous ces
aspects ont sans doute forgé sa manière très particulière d'aborder les
mathématiques.
En 1911, il a 24 ans et toujours pas de diplôme. Par l'entremise de
mathématiciens indiens impressionnés par ses publications, il sollicite
et obtient un premier travail temporaire d'employé de bureau à Madras,
puis un travail permanent dans les bureaux des autorités du port de
Madras. Mais il continue à passer son temps libre à faire des
mathématiques. N'arrivant pas à faire reconnaître la valeur de son
travail et sans véritable interlocuteur, il se sent incompris et
frustré. C'est alors qu'il décide d'écrire en Angleterre à deux
mathématiciens.
D'abord à Fellow de la Royal Society, sans obtenir de réponse. Mais
Srinivasa Ramanujan ne se décourage pas. En 1913, il reprend la plume
pour solliciter celui que l'on considère alors comme l'un des plus
grands spécialistes de la théorie des nombres : Godfrey Hardy. Installé à
Cambridge, Hardy est à 35 ans l'un des prodiges des mathématiques
britanniques : avec déjà trois livres et une centaine d'articles
publiés, il est bien installé dans sa carrière et a constitué une école
autour de lui. En toute candeur, Ramanujan lui écrit qu'il n'a pas de
diplôme de mathématiques, qu'il a appris par lui-même, et il accompagne
sa missive de résultats sur les séries divergentes que les
mathématiciens indiens jugent « surprenants ».
Sitôt après l'avoir reçue, fin janvier 1913, Hardy consulte son
confrère John Littlewood sur cette lettre qui le rend perplexe. Face à
ces pages remplies de formules, il ne sait pas quoi penser. Canular ou
génie ? En étudiant ces pages, il se convainc qu'il y a là quelque chose
de très sérieux. Hardy répond à Ramanujan pour l'encourager, puis
l'invite à Cambridge. Son but ? Le confronter à l'épreuve de la rigueur
moderne afin que ses immenses talents soient mis au service de la
science tout entière.
UNE ALLIANCE IMPROBABLE
Nuls ne sont plus différents qu'Hardy et Ramanujan : le Britannique
de bonne éducation est passé par les meilleures écoles, il est rigoureux
et athée ; le brahmane indien, dévot, estime que les mathématiques
consistent à écrire « les pensées de Dieu ». Malgré la
tension qui va exister entre les deux hommes, cette alliance improbable
va donner une fantastique collaboration. Lorsqu'à la fin de sa carrière,
on interrogera Godfrey Hardy sur sa plus grande réalisation
scientifique, il répondra sans hésiter : « la découverte de Ramanujan ».
Srinivasa Ramanujan passe cinq ans en Angleterre, presque de manière
concomitante avec la Première Guerre mondiale. Durant ce temps, Hardy
tente de lui inculquer - avec peu de succès - la rigueur des
démonstrations. Cela aboutit tout de même à une vingtaine d'articles
publiés où les démonstrations sont bel et bien présentes. L'un des
points d'orgue de ce travail commun concerne les nombres de partitions
de l'entier naturel n, notés p(n). Prenons le
nombre 4. Combien de façons différentes peut-on l'écrire à l'aide
d'additions ? Un calcul élémentaire nous amène à 5 (4 = 3 + 1 = 2 + 2 = 2
+ 1 + 1 = 1 + 1 + 1+ 1). On dit que le nombre de partitions de 4 est
égal à 5 (ou p(4) = 5) . Qu'en est-il pour les autres entiers ? On peut calculer avec un peu de travail de décomposition que p (10) = 42 ou que p (50)
= 204 226. Hardy et Ramanujan publieront une approximation asymptotique
de ce nombre, c'est-à-dire une approximation valide pour de très grands
entiers. Grâce à cette formule, pour n = 1 000 par exemple, on
obtient une approximation du nombre de façons de décomposer 1 000 qui
ne diffère que de 1,4 % de la valeur exacte.
DES PROCÉDÉS « MIRACULEUX »
Une anecdote à propos de ce travail illustre l'étonnante intuition de
Ramanujan. Poursuivant sur leur lancée, le duo de mathématiciens
fournit ensuite un développement asymptotique (*) de cette approximation qui, comme l'approximation elle-même, varie en exponentiel de racine carré de n. Ramanujan dit alors, sans le justifier, qu'il préfère enlever 1/24 à n, autrement dit qu'il préfère utiliser la formule exp [(n -
1/24)1/2]. Pourquoi 1/24 ? Nul ne le sait. Toujours est-il que, ce
faisant, Hardy s'aperçoit que le développement est meilleur : on se
rapproche plus vite de la valeur exacte (la convergence est plus
rapide). Lorsqu'en 1937, le mathématicien allemand Hans Rademacher,
s'inspirant des travaux de Hardy et Ramanujan, trouvera le développement
en série exacte du nombre de partition de n, il y a aura toujours le 1/24 dans les formules...
De constitution fragile, Ramanujan s'adapte mal à la vie anglaise
dont le climat et la nourriture ne lui conviennent pas. Il a beaucoup de
difficultés à suivre son régime végétarien. Sa santé décline, son moral
aussi. L'Inde est loin, et les lettres de sa famille et de ses amis ne
parviennent pas à le réconforter. En 1917, il fait même une tentative de
suicide, se jetant sur les rails du métro. Il s'en tire avec des
fractures. Malgré les succès mathématiques - Ramanujan est élu à la
Royal Society en 1918 -, malgré le soutien indéfectible de Hardy, il
rentre en Inde en 1919. Mais sa santé ne s'améliore pas et il décède
l'année suivante à l'âge de 32 ans, peut-être d'une amibiase hépatique.
Que reste-t-il de ses travaux ? Plusieurs mathématiciens, dont Hardy,
se sont attelés à l'analyse et à l'édition de l'oeuvre considérable de
Ramanujan, comprenant publications et carnets, notamment un carnet «
perdu » écrit après son retour d'Angleterre et retrouvé en 1976 (lire p.
62). En tout, on y dénombre 3 254 résultats. Parmi eux, moins de dix
sont faux et les deux tiers sont originaux.
Outre les résultats sur le nombre de partitions, beaucoup concernent
les approximations et les développements en fractions continues. Par
exemple, il a fourni de nombreuses approximations du nombre p ou
d'autres nombres par des séries ou des procédés si rapidement
convergents que les mathématiciens les jugent « miraculeux ».
C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'accélération de la convergence,
très utile en calcul numérique. Simon Plouffe, spécialiste de π et
enseignant à l'IUT de Nantes, s'est beaucoup inspiré des formules de
Ramanujan pour donner des approximations numériques de π, ainsi que des
approximations par des séries qui convergent plus rapidement. L'une des
formules les plus rapidement convergentes et grâce à laquelle on a
calculé le plus grand nombre de décimales de π, est grandement inspirée
de formules analogues dues à Ramanujan. Elle a été découverte en 1987
par les Américains David et Gregory Chudnovsky.
Manjul Bhargava, mathématicien indien qui a reçu la médaille Fields
en 2014, souligne l'influence de son illustre prédécesseur sur son
propre travail sur les formes quadratiques. Il s'agit de formules du
type a 2 + b 2 + c 2 + d 2. Un
théorème dû à Lagrange (1770) dit que cette forme prend toutes les
valeurs entières positives possibles. Ramanujan s'est demandé s'il
pouvait trouver d'autres formes quadratiques de ce type qui prendraient
également toutes les valeurs entières. « Les techniques qu'il a
mises au point pour répondre à ces questions m'ont permis de résoudre
entièrement ce problème, avec Jonathan Hanke », explique Manjul Bhargava.
Impossible de mentionner tous les résultats ni même tous les domaines
dans lesquels les formules de Ramanujan ont apporté des avancées. Parmi
les travaux qui ont eu la plus grande influence, il y a sans doute
celui sur les formes modulaires. Il s'agit de fonctions définies sur
l'ensemble des nombres complexes de partie imaginaire strictement
positive, et ayant des symétries remarquables qui auraient pu faire
douter de l'existence de tels objets s'ils n'avaient pas été découverts
au XIXe siècle. Elles s'écrivent à l'aide de coefficients qui sont, par
essence, des fonctions arithmétiques, c'est-à-dire des fonctions
exprimant des propriétés arithmétiques des entiers.
Dans un article fondateur paru en 1916, Ramanujan a conjecturé certaines de ces propriétés sur les coefficients Τ( n ) qui apparaissent dans ces formes modulaires. Notamment il a conjecturé que | Τ (p) | ≤2 p11/2, pour tout nombre premier p.
Cette conjecture est devenue un théorème lorsque le Belge Pierre
Deligne a démontré les conjectures de Weil dans un travail récompensé
par la médaille Fields en 1978. D'autres observations de Ramanujan sur
ces coefficients ont eu des prolongements au début des années 1970,
lorsque Jean-Pierre Serre et Peter Swinnerton-Dyer les ont interprétées
en termes de représentations galoisiennes associées à des formes
modulaires. Leurs travaux ont jeté les bases de la preuve célèbre du
théorème de Fermat par le Britannique Andrew Wiles dans les années 1990.
« À travers ces exemples, il est frappant de constater la justesse
des intuitions mathématiques de Ramanujan, qui l'ont amené à étudier et
à mettre en avant des questions fondamentales au coeur du développement
des formes modulaires et de la géométrie arithmétique du XXe siècle.
Ses formules continuent à nourrir la recherche actuelle dans ces
domaines », estime Cécile Armana, spécialiste de théorie des nombres à l'université de Franche-Comté.
CHEMINEMENT MYSTÉRIEUX
Comment est-il parvenu à tous ces résultats ? Après la disparition de
Ramanujan, Hardy regrette à plusieurs reprises ne pas avoir davantage
tenté de comprendre les raisonnements de son jeune collègue. De son
côté, Ramanujan évoque comment la déesse familiale lui apporte en songe
les solutions qu'il découvre à son réveil, renforçant ainsi cet aspect
mystique. Réalité ou métaphore ? Bernard Randé penche pour cette
dernière solution : « Cela arrive à tous les mathématiciens de
réfléchir à un problème pendant une semaine, de passer une nuit dessus
et, le lendemain, après une nuit de sommeil, d'avoir la solution. Ce
travail inconscient, c'est 95 % du travail du mathématicien. Mais comme
je suis un mathématicien occidental, avec tout l'apprentissage que j'ai
eu, je sais verbaliser les pistes de recherches et les voies que j'ai
empruntées. Le mystère qui reste dans le cas de Ramanujan, c'est qu'en
raison de sa culture très différente et du fait qu'il n'utilise pas la
langue commune, on ne comprend pas son cheminement. À l'inverse, il
serait étonnant que l'on comprenne comment il en est arrivé là ! » conclut Bernard Randé.
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